A. Robida, maître de l'anticipation

A. Robida, maître de l'anticipation

Robida est le seul des anticipateurs du 19e siècle et du début du 20e siècle à avoir présenté par avance un tableau de notre présent qui ne soit pas trop éloigné de la réalité… Il n’existe pas, en conjecture, d’œuvre qui puisse, même de loin, être comparée à sa production. Pierre Versins. Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction.
Sur son terrain, Jules Verne est battu et rebattu. Robida « Jules Verne du crayon » ? Il est bien plus que cela : des deux, le véritable anticipateur, c’est lui. Jacques Van Herp. Postface à L’Horloge des siècles. Ed. Grama.

Albert Robida (1848-1926), auteur et dessinateur, a laissé une œuvre très diversifiée comprenant chroniques, caricatures, livres de voyages, livres pour enfants et illustration d’ouvrages littéraires. Mais il est surtout le grand maître de l’anticipation comme le reconnaissent les spécialistes du genre, Pierre Versins ou Jacques Van Herp.

Robida crée d’abord tout un univers technique. Partant des expérimentations de son temps (Exposition industrielle de 1881 dévolue à l’électricité), des œuvres de vulgarisation (Louis Figuier), des revues techniques (La Vie électrique parait dans La Science illustrée), mais partant aussi des désirs des consommateurs (les grands magasins viennent d’apparaître), Robida extrapole avec une très grande liberté. Car il n’est pas tributaire de difficiles descriptions et justifications techniques ; il lui suffit de dessiner. Le démiurge est à l’œuvre et, de ses innovations techniques, il va déduire une société qui puisse être celle du 20ème siècle. C’est sans doute la première fois qu’on obtient ainsi une description globale et pertinente de la société future sous tous ses aspects, des transports à la vie pénitentiaire, de l’alimentation aux loisirs, de la vie culturelle à l’art militaire, des télécommunications à la pollution, du féminisme à l’architecture. Autre caractéristique toujours inégalée, cette description est entièrement illustrée puisqu’on trouve une gravure presque à chaque page. Dans ces dessins, comme dans le texte, Robida laisse libre cours à sa verve et son humour, même si le plaisir de créer se teinte d’inquiétudes et laisse la place, parfois, à des dénonciations énergiques.

En matière d’anticipation, les deux ouvrages de base de Robida sont Le Vingtième Siècle (1883) et La Vie électrique (1892) auxquels il faut ajouter, durant la même période, deux publications plus spécialisées de 1883 et 1887 intitulées toute deux La guerre au vingtième Siècle (bien qu’il s’agisse de textes tout à fait distincts). Les événements décrits sont respectivement relatifs aux années 1952, 1960, 1975 et 1945. L’horizon de nos anticipations est donc d’environ soixante-dix ans. Par leurs fréquences d’utilisation, deux sortes d’innovations techniques frappent alors le lecteur : les télécommunications et les modes de déplacement. Dans la première catégorie, le téléphonoscope est un combiné de téléphone et de télévision particulièrement réussi puisqu’on peut y voir un correspondant, mais aussi assister à des spectacles ou au téléjournal. Les écrans sont plats, assez grands, ovales et le citoyen du 20ème siècle utilise le téléphonoscope pour faire ses courses, suivre des cours ou faire sa cour. La réussite est parfaite et Robida a encore quelque avance. D’autre part, une multitude d’aéronefs envahit le ciel. Il y a des ballons et aussi toutes sortes d’avions de formes variées dont certains ressemblent à nos plus modernes avions à réaction. Mais les transports à grande distance se font plutôt dans des « tubes » qui sillonnent les campagnes et le fond des océans. Les voyageurs prennent alors place dans des wagons cylindriques envoyés comme de simples pneumatiques. L’industrie alimentaire concourt aussi à accélérer le rythme de la vie quotidienne. Ainsi les repas sont préparés en usines par de grandes compagnies. Ils peuvent comporter des aliments et boissons synthétiques et même des alicaments capables de combattre les maladies. Pourtant l’agriculture bénéficie aussi des progrès de la chimie qui améliore « le vieil humus » et « l’excitation électrique des champs » accélère la germination et la pousse. D’autres domaines, comme l’architecture ou la culture, sont aussi tributaires du progrès technique, mais aucun autant que l’art militaire. La guerre est totale : aérienne, sous-marine, souterraine, bactériologique et chimique. Et Robida nous livre de véritables reportages en direct où interviennent les bombes asphyxiantes, les obus à mitraille, l’artillerie chimique, le corps médical offensif et ses miasmes, les scaphandriers et sous-marins d’attaque, les bombardes et blockhaus roulants qui auraient du faire réfléchir nos généraux.


Dans l’invention technique, Robida fait donc preuve d’une grande imagination, parfois d’une trop grande imagination. Certaines de ses anticipations sont vraiment oniriques comme l’aspirateur à nuages, l’usine de transformation électrique du mouvement planétaire ou la construction d’un sixième continent en Polynésie. D’autres, pourtant moins hardies, ne se réaliseront pas comme l’électroculture ou les voyages en tubes. D’autres encore ont un champ d’utilisation trop large : c’est le cas pour la navigation aérienne puisque les aéronefs sont employés pour les transports urbains. Mais ceci ne compromet pas l’entreprise de Robida qui est de décrire la société du vingtième siècle, car les comportements sociaux ne dépendent que de la finalité des technologies et non de leurs modalités. Ainsi la rapidité des transports résulte aussi bien de l’emploi d’aéroflèches que d’automobiles, des tubes que du TGV. C’est pourquoi, de la vie privée à la vie collective, le monde de Robida ressemble beaucoup au notre : monde aux mains des hommes d’affaires et des banquiers qui peuvent acheter toute l’Italie pour la convertir en parc de loisir et refont l’Etat d’Israël, pays sous-développés exploités mais se ruinant en armements, vie fébrile où s’accomplit l’isolement des individus absorbés par leur travail et le téléphonoscope, où les femmes de la meilleure société travaillent et revendiquent, où la famille éclate après des mariages combinés par agences matrimoniales, monde pollué, encombré, dont les rivières sont des égouts et dont les aliments sont souvent falsifiés. Ces gens affairés et surmenés qu’il faut périodiquement recycler dans le Parc national d’Armorique préservé des évolutions modernistes, nous ressemblent beaucoup, même si les techniques ne coïncident pas. D’ailleurs ces différences techniques nous intéressent aussi. Le dessin des tubes traversant les campagnes est plus captivant qu’une image de TGV. L’écran du téléphonoscope – un grand ovale plus haut que large – n’est pas celui de notre télévision. A tout moment, les décalages comme les ressemblances fascinent.

Ainsi, dans ses principaux ouvrages d’anticipation, Robida se projette au milieu du siècle suivant. Mais il va faire bien d’autres voyages dans le temps, dont certains préfigurent des thèmes importants de Science-fiction. En 1892, dans Jadis chez aujourd’hui, Louis XIV et sa cour visitent l’Exposition universelle de 1889. On aborde ainsi le voyage temporel trois ans avant la publication de La Machine à explorer le temps de Wells. En 1902, dans L’Horloge des siècles, le temps va à l’envers. Les hommes vont vers leur naissance et on remonte le cours de l’Histoire, ceci un demi-siècle avant la parution d’A Rebrousse-temps de Philip K. Dick. Enfin en 1919, parait L’Ingénieur Von Satanas, l’apocalypse selon Robida, où quelques débris d’humanité survivent au fond de tranchées en continuant d’échanger obus asphyxiants et bombes à miasmes avant d’en revenir, faute de munitions, à l’arme blanche. Avec La Mort de la terre (1910) de Rosny qui décrit un tout autre processus, ce dernier voyage de Robida dans le futur annonce le thème des « Fins du monde » très riche en Science-fiction. Il faut dire aussi que, tout au long de sa carrière , Robida a su se distraire de ses anticipations par de fréquents voyages dans le passé, prenant la forme de livres illustrés à caractère historique ou de livres pour enfants, avec une prédilection pour le Moyen-age…

Sans trop d’emphase et de l’avis de tous les experts, l’œuvre d’anticipation de Robida a sa place dans l’histoire de la pensée entre Cyrano de Bergerac et Wells, car il est difficile de faire preuve d’une telle imagination et d’une telle perspicacité sociologique. Ajoutons à cela la constante et talentueuse illustration des textes. Accompagné de quelques autres auteurs tels que Souvestre, Verne, Rosny et Barjavel, Robida montre aussi que la littérature française était bien représentée à la naissance de la Science-fiction, devenue depuis très largement anglo-saxone.